Osservatorio delle libertà ed istituzioni religiose

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Osservatorio delle Libertà ed Istituzioni Religiose

Documenti • 21 Ottobre 2004

Sentenza 25 novembre 1996, n.17419/90

Rich. n. 17419/90

25/11/1996 Corte Sentenza Rigetto 65
En l’affaire Wingrove c. Royaume-Uni (1),

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée,
conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde
des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (“la Convention”)
et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre
composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Bernhardt, président,
Thór Vilhjálmsson,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
J.M. Morenilla,
Sir John Freeland,
MM. G. Mifsud Bonnici,
D. Gotchev,
U. Lohmus,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier
adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 mars,
27 septembre et 22 octobre 1996,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
_______________
Notes du greffier

1. L’affaire porte le n° 19/1995/525/611. Les deux premiers chiffres
en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la
place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur
celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour
avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et,
depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par
ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le
1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
_______________

PROCEDURE

1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne
des Droits de l’Homme (“la Commission”) puis par le gouvernement du
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (“le Gouvernement”)
les 1er et 22 mars 1995 respectivement, dans le délai de trois mois
qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1,
art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 17419/90) dirigée
contre le Royaume-Uni et dont un ressortissant de cet Etat,
M. Nigel Wingrove, avait saisi la Commission le 18 juin 1990 en vertu
de l’article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48
(art. 44, art. 48), ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant
la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la
requête du Gouvernement à l’article 48 (art. 48). Elles ont pour objet
d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause
révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de
l’article 10 de la Convention (art. 10).

2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du
règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance
et désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit
Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de
la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour
(article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 5 mai 1995, le président de
la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres,
à savoir MM. L.-E. Pettiti, R. Macdonald, J. De Meyer, J.M. Morenilla,
G. Mifsud Bonnici, D. Gotchev et U. Lohmus, en présence du greffier
(articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A)
(art. 43). Ultérieurement, M. Thór Vilhjálmsson, suppléant, a remplacé
M. Macdonald, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du
règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier,
l’agent du Gouvernement, l’avocat du requérant et le délégué de la
Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37
par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, les
mémoires du Gouvernement et du requérant sont parvenus au greffe le
24 novembre 1995. Le secrétaire de la Commission a par la suite
informé le greffier que le délégué n’entendait pas y répondre par
écrit.

5. Le 17 novembre 1995, le président, après avoir consulté la
chambre, a autorisé Rights International, organisation
non gouvernementale ayant son siège à New York, à soumettre des
observations écrites sur divers aspects de la cause (article 37
par. 2 du règlement A). Le même jour, il a également permis à
Interights et Article 19, sous réserve de certaines conditions, de
soumettre des observations écrites conjointes. Celles-ci sont
parvenues au greffe entre le 2 et le 5 janvier 1996. Le
1er février 1996, le requérant a produit une déclaration expliquant les
origines et le sens de son film vidéo.

6. Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont
déroulés en public le 27 mars 1996, au Palais de Droits de l’Homme à
Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire et
visionné l’enregistrement vidéo litigieux en présence du requérant et
de ses représentants.

Ont comparu:

– pour le Gouvernement

M. M.R. Eaton, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, agent,
Sir Derek Spencer, Solicitor-General,
MM. P. Havers QC,
N. Lavender, conseils,
C. Whomersley, secrétariat juridique du service
des Law Officers,
R. Clayton, ministère de l’Intérieur,
L. Hughes, ministère de l’Intérieur, conseillers;

– pour la Commission

M. N. Bratza, délégué;

– pour le requérant

MM. G. Robertson QC, conseil,
M. Stephens,
P. Chinnery, solicitors.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Bratza, M. Robertson
et Sir Derek Spencer.

EN FAIT

I. Les circonstances de l’espèce

7. Le requérant, M. Nigel Wingrove, est réalisateur
cinématographique. Il est né en 1957 et habite Londres.

8. M. Wingrove a écrit le scénario et dirigé l’enregistrement d’un
film vidéo intitulé Visions of Ecstasy (Visions d’extase). D’une durée
de dix-huit minutes environ, ce film ne comporte aucun dialogue,
seulement des images et une bande musicale. D’après le requérant, il
s’inspirerait de la vie et des écrits de sainte Thérèse d’Avila,
religieuse carmélite ayant vécu au XVIe siècle, qui fonda de nombreux
couvents et eut de puissantes visions extatiques de Jésus-Christ.

9. L’action du film est centrée sur une jeune femme habillée en
religieuse, censée représenter sainte Thérèse. Au début du film, la
religieuse, vêtue d’une robe noire qui laisse deviner son corps,
s’enfonce un grand clou dans la main et étale son sang sur ses
vêtements et ses seins nus. Prise de mouvements convulsifs, elle
renverse le vin de messe contenu dans un calice, puis le lèche à même
le sol. Elle perd connaissance. Cette séquence couvre
approximativement la moitié du film. Dans la seconde partie, on voit
sainte Thérèse debout, vêtue d’une robe blanche, les bras retenus
au-dessus de la tête par une corde blanche qui lui lie les poignets.
Non loin de là, la silhouette nue d’une autre femme, censée être sa
psyché, rampe lentement dans sa direction. L’ayant atteinte, la psyché
commence par lui caresser les pieds et les jambes, puis le ventre, les
seins, et finit par l’embrasser avec passion. Tout au long de cette
scène, sainte Thérèse semble frémir d’un plaisir érotique intense. La
scène est entrecoupée à intervalles fréquents par une autre séquence,
dans laquelle on peut voir le corps du Christ crucifié, la croix
reposant sur le sol. Sainte Thérèse commence par embrasser les
stigmates qu’il a sur les pieds, puis remonte le long de son corps et
embrasse ou lèche la plaie béante en son flanc droit. Ensuite, elle
s’assoit sur lui à califourchon, apparemment nue sous sa robe et, tout
en faisant des mouvements qui suggèrent une excitation intense,
embrasse ses lèvres. Pendant quelques instants, le Christ semble
réagir à ses baisers. Cette scène est entrecoupée par les baisers
passionnés de la psyché décrits plus haut. Enfin, sainte Thérèse fait
glisser sa main jusqu’à la main clouée du Christ et mêle ses doigts aux
siens. Les doigts du Christ semblent alors se refermer sur les siens,
scène sur laquelle s’achève le film.

10. Hormis le générique qui apparaît sur l’écran pendant quelques
instants, aucun élément du film lui-même ne permet au spectateur de
savoir que la personne habillée en religieuse est censée représenter
sainte Thérèse et que l’autre femme serait sa psyché. A aucun moment
le film n’est situé dans un contexte historique.

11. Visions of Ecstasy fut soumis à l’Office britannique des
visas cinématographiques (British Board of Film Classification,
“l’Office des visas”), organe désigné par le ministre de l’Intérieur,
en application de l’article 4 par. 1 de la loi de 1984 sur les
enregistrements vidéo (Video Recordings Act 1984, “la loi de 1984”
– paragraphe 24 ci-dessous), comme

“l’autorité chargée de prendre des dispositions

a) pour déterminer si, aux fins de la présente loi, les
films vidéo remplissent ou non les conditions d’obtention
du visa, compte tenu particulièrement du fait que les
films bénéficiant d’un visa risquent d’être visionnés au
sein des foyers,

b) pour décider, s’agissant des oeuvres répondant aux
conditions requises,

i. de prendre toute mesure nécessaire en vue de
l’octroi du visa, et

ii. de délivrer le visa (…)

(…)”

12. Le requérant soumit son film à l’Office des visas afin de
pouvoir, en toute légalité, le vendre, le louer ou le diffuser de
quelque manière que ce soit dans tout ou partie du grand public.

13. Le 18 septembre 1989, l’Office rejeta la demande de visa en ces
termes:

“En réponse à votre demande de visa (…), vous n’ignorez pas
qu’en vertu de la loi de 1984 sur les enregistrements vidéo,
l’Office des visas doit tout d’abord déterminer si les
films vidéo remplissent ou non les conditions d’obtention du
visa, compte tenu particulièrement du fait que ces films
risquent d’être visionnés au sein des foyers. Dans son examen,
l’Office doit tenir compte de l’arrêté de désignation du
ministre de l’Intérieur, l’exhortant à “continuer à éviter
d’accorder un visa aux oeuvres qui sont obscènes au sens des
lois de 1959 et 1964 sur les publications obscènes ou
contraires à d’autres dispositions du droit pénal”.

Parmi ces dispositions figure le droit pénal sur le blasphème
tel qu’exposé par la Chambre des lords dans l’arrêt récent
R. v. Lemon (1979), plus connu sous le nom de Gay News. Dans
cette affaire, le blasphème est défini comme comportant ‘un
quelconque élément de mépris, d’injure, de grossièreté ou de
ridicule à l’égard de Dieu, de Jésus-Christ ou de la Bible
(…). N’est pas blasphématoire le fait de prononcer ou de
publier des opinions hostiles à la religion chrétienne, dès
lors que la publication est “libellée en un langage décent et
mesuré”. L’important n’est pas le contenu, mais sa
présentation, c’est-à-dire plus précisément “le ton, le style
et l’esprit” qui la caractérisent.

Le film vidéo que vous nous avez soumis mêle l’extase
religieuse à la passion charnelle. Si ce thème peut revêtir
un intérêt légitime pour l’artiste, il relève toutefois du
droit sur le blasphème dès lors que sa présentation risque
d’offenser autrui par la manière inacceptable dont est traité
un sujet sacré. Considérant que le corps meurtri du Christ
crucifié est présenté exclusivement comme l’objet des désirs
érotiques de sainte Thérèse et, à certains moments, comme un
participant à ses désirs, et que la signification des images
n’est nullement approfondie – ce qui limite le film à une
expérience érotique proposée aux spectateurs -,
l’Office des visas et ses conseillers juridiques estiment qu’un
jury raisonnable et convenablement instruit des points de droit
conclurait que cette oeuvre enfreint le droit pénal sur le
blasphème.

En résumé, sans que les images érotiques montrées dans
Visions of Ecstasy en fassent un film réservé aux personnes de
plus de dix-huit ans, il s’avère simplement que, pendant la
majeure partie du film, ces images sont centrées sur la
personne du Christ crucifié. Si le personnage masculin n’était
pas le Christ, le problème ne se poserait pas. On pourrait
envisager des coupes assez radicales dans les scènes montrant
de manière explicite des actes sexuels entre sainte Thérèse et
le Christ, mais je crois savoir que vous avez écarté cette
possibilité. En conséquence, nous concluons qu’il ne convient
pas d’accorder un visa à ce film vidéo.”

14. M. Wingrove attaqua la décision de l’Office des visas devant
la commission de recours en matière de vidéo (“la commission de
recours” – paragraphe 25 ci-dessous), instituée en application de
l’article 4 par. 3 de la loi de 1984. L’acte d’appel, rédigé par ses
conseils d’alors, était ainsi motivé:

“i. l’Office des visas a eu tort de considérer que le
film enfreint le droit pénal sur le blasphème, et
qu’un jury raisonnable et convenablement instruit
des points de droit conclurait de même;

ii. le demandeur fera valoir notamment qu’une personne
raisonnable, consciente de l’aspect sérieux du film
– lequel donne une interprétation artistique et
imaginative de l'”extase” ou du “ravissement” de
sainte Thérèse d’Avila, religieuse carmélite du
XVIe siècle – jugerait qu’il ne contient aucun
élément de mépris, d’injure, de grossièreté ou de
ridicule, ou ne révèle aucune forme de dépréciation
à l’égard de Dieu, de Jésus-Christ ou de la Bible.
Le recours soulèvera un moyen mélangé de fait et de
droit exigeant de déterminer si la diffusion du
film, même limitée, irait à l’encontre du
droit pénal en vigueur sur le blasphème.”

15. Dans des conclusions formelles adressées à la commission de
recours, l’Office des visas expliqua sa décision à la lumière des
fonctions que lui assigne l’article 4 de la loi de 1984:

“La loi n’énonce pas de manière explicite les principes que
doit appliquer l’autorité compétente pour déterminer si un
film vidéo remplit ou non les conditions d’obtention du visa.
Aussi l’Office a-t-il usé de son pouvoir discrétionnaire pour
formuler des principes relatifs à l’octroi d’un visa pour un
film vidéo; il l’a fait d’une manière qu’il estime à la fois
raisonnable et appropriée pour atteindre les grands objectifs
de la loi. L’un des principes ainsi adoptés par l’Office est
que le critère déterminant pour juger si un film remplit les
conditions requises consiste à s’assurer qu’il ne porte pas
atteinte aux dispositions du droit pénal. En formulant et en
appliquant ce principe, l’Office a toujours pris en
considération l’arrêté de désignation pris par le
ministre de l’Intérieur conformément à la
loi sur les enregistrements vidéo (…)

Après avoir consulté un éminent avocat, l’Office des visas
a conclu que le film vidéo en question enfreint le droit pénal
sur le blasphème, et qu’un jury raisonnable et convenablement
instruit des points de droit parviendrait à la même conclusion.
Il considère – et a été avisé – qu’en Grande-Bretagne, il y a
délit de blasphème lorsqu’un film vidéo traite un sujet à
caractère religieux (notamment Dieu, Jésus-Christ ou la Bible)
d’une manière qui est de nature à choquer (dans le sens de
“susceptible de”, et non de “conçue pour” choquer) quiconque
connaît, apprécie ou fait siennes l’histoire et la morale
chrétiennes, en raison de l’élément de mépris, d’injure,
d’insulte, de grossièreté ou de ridicule que révèlent le ton,
le style et l’esprit caractérisant la présentation du sujet.

Le film vidéo qui fait l’objet du recours prétend décrire les
fantasmes érotiques d’un personnage que le générique présente
comme étant sainte Thérèse d’Avila. La seconde partie du film,
qui dure quatorze minutes, présente “sainte Thérèse” dans le
cadre d’un fantasme érotique mettant en scène une
représentation du Christ en croix, et d’un fantasme saphique
dans lequel intervient la “psyché de sainte Thérèse”. A aucun
moment ces images ne sont replacées dans un contexte
historique, religieux ou dramatique: les personnages de
sainte Thérèse et de sa psyché ont une apparence manifestement
moderne et les scènes érotiques sont accompagnées d’une
musique rock.

Le film ne comporte ni dialogue ni élément qui dénoterait un
souci quelconque d’analyser la psychologie, voire la sexualité
du personnage censé représenter sainte Thérèse d’Avila. Au
contraire, ce personnage et ses prétendus fantasmes saphiques
ou associés au corps et au sang du Christ servent de prétextes
à une série d’images érotiques proches de la pornographie
“douce”.

A l’appui de ces affirmations, l’Office des visas fait état
d’une interview accordée par le demandeur et publiée dans le
magazine Midweek du 14 septembre 1989. Au cours de
l’entretien, l’intéressé tente d’établir une distinction entre
la pornographie et “l’érotisme” en contestant que le film vidéo
en question soit pornographique et en affirmant que “l’ensemble
de (son) oeuvre est en fait érotique”. Plus loin, le
journaliste qui l’interroge fait les commentaires suivants:

“A maints égards, pourtant, le film Visions utilise des
ressorts qui sont classiques dans la pornographie de bas
étage: religieuses, saphisme, femmes attachées (en fait,
le film aurait pu aussi s’intituler Nonnes lesbiennes
enchaînées). Nigel Wingrove a un sourire égrillard.
“C’est vrai, dit-il, je ne le nie pas. Je ne sais pas ce
qui se passe avec les religieuses; c’est du même ordre
que les bas blancs, je suppose.” Alors pourquoi ne
considère-t-il pas que le film Visions relève de la
pornographie, du moins de la pornographie douce? “J’ose
espérer que mon film est plus fin, plus subtil que cela”,
dit-il. La plupart des gens, je crois, estiment que la
pornographie montre l’acte sexuel, ce que ne fait pas mon
film.”

Que l’oeuvre puisse ou non à juste titre être qualifiée de
pornographique, les propres déclarations de l’intéressé
indiquent clairement que son contenu est purement érotique, et
que, pendant une grande partie du film, les images érotiques
sont associées au corps et au sang du Christ, que l’on voit
même réagir aux caresses du personnage principal. De plus, la
façon dont sont traitées ces images a pour effet de centrer le
film moins sur la sensibilité érotique du personnage que sur
celle des spectateurs. Telle est d’ailleurs la
fonction première de la pornographie, que l’acte sexuel soit
ou non montré de manière explicite. Estimant que la
signification des images n’est nullement approfondie, ce qui
limite le film à une invitation au voyeurisme érotique,
l’Office des visas considère que sa diffusion aurait pour effet
de heurter et d’outrager la sensibilité des chrétiens (…)

(…)

L’Office des visas (…) déclare qu’il convient de rejeter
le recours et de confirmer sa décision.”

16. M. Wingrove présenta ensuite d’autres observations à la
commission de recours, indiquant notamment:

“La définition du délit de blasphème que donne (…) l’Office
(…) est trop large; elle est considérablement plus étendue
que le critère approuvé dans le seul précédent contemporain –
voir Lemon & Gay News Ltd v. Whitehouse, Appeal Cases 1979,
p. 617, présenté par Lord Scarman, p. 665. Par exemple, le
droit sur le blasphème n’est pas uniforme en Grande-Bretagne,
les dernières poursuites engagées pour un délit de ce type en
application du droit écossais remontent à 1843 –
voir Thos Paterson, Recueil Brown 1843, vol. I, p. 629. De
plus, ce ne sont pas tous les thèmes religieux qui donnent lieu
à blasphème, l’élément injurieux devant concerner Dieu,
Jésus-Christ ou la Bible, ou encore le rituel de
l’Eglise d’Angleterre telle qu’établie par la loi.

Selon le demandeur, ces restrictions revêtent une importance
capitale dans cette affaire, car le film ne traite aucunement
de ce que Dieu ou Jésus-Christ ont fait ou pensé ou de ce
qu’ils auraient pu approuver. Il porte sur les visions et
fantasmes érotiques d’une carmélite du XVIe siècle, à savoir
sainte Thérèse d’Avila. Il est évident que la représentation
du Christ fait partie de ses fantasmes, comme le reconnaît
expressément l’Office des visas (…). Au cours des
dernières années, l’Office a accordé un visa à des films
traitant de thèmes religieux sur le mode de la grossièreté
et/ou de l’érotisme, sans que ces oeuvres aient fait l’objet de
poursuites; citons La vie de Brian, des Monty Python, ou encore
La dernière tentation du Christ, de M. Scorsese.

(…) L’Office des visas prétend que le film relève
exclusivement de l’érotisme ou de la pornographie “douce”, et
est dépourvu de tout intérêt historique, religieux, dramatique
ou artistique. Il s’ensuit que si le film avait eu un tel
intérêt, l’Office aurait très probablement pris une décision
différente. Le demandeur s’attachera à soutenir et à démontrer
que son film vidéo traite de manière sérieuse, en adoptant un
point de vue contemporain, les transports extatiques de
sainte Thérèse (bien relatés dans ses propres écrits et dans
ceux de ses exégètes).

Enfin, la “bande-son rock” a été spécialement commandée au
célèbre compositeur Steven Severin, à l’issue d’une discussion
portant sur l’effet artistique et émotionnel voulu par le
réalisateur. L’Office des visas a fondé sa décision sur le
jugement à l’égard de l’oeuvre le plus borné, le plus
dépréciatif et le plus critique qui soit. Le demandeur
considère qu’une appréciation bien plus positive quant à ses
objectifs et au résultat atteint dans Visions of Ecstasy est
à tout le moins défendable, et que l’Office des visas ne
devrait pas fonder son refus sur une simple interprétation de
l’oeuvre.

Le demandeur conteste les déclarations citées par
l’Office des visas (…) qui lui sont attribuées sur la base
d’un article écrit par un certain Rob Ryan et publié dans le
magazine Midweek du 14 septembre 1989. L’Office ne devrait
voir dans ces remarques que des ouï-dire. De plus, le passage
cité correspond pour une grande partie aux propres commentaires
du journaliste. L’interpolation des paroles qui lui sont
attribuées et le fait de citer ce passage hors de son contexte
contribuent à déformer totalement les déclarations faites au
journaliste par le demandeur.

Avant tout, le demandeur conteste le principal argument de
l’Office des visas, à savoir que le contenu du film est
purement érotique.”

17. Le recours fut examiné les 6 et 7 décembre 1989 par un collège
de la commission de recours (“le collège”), composé de cinq membres,
qui entendit des dépositions orales et examina des déclarations
écrites. La décision de rejet, prise à la majorité de trois voix
contre deux, fut rendue par écrit le 23 décembre 1989. Le collège
s’estima également lié par les critères énoncés dans l’arrêté de
désignation (paragraphe 24 ci-dessous). Il eut toutefois des
difficultés à cerner et à appliquer l’actuel droit sur le blasphème.
Il fit les commentaires suivants:

“La jurisprudence relative à ce délit de common law a été
réexaminée par la Chambre des lords dans l’affaire
Lemon and Gay News Ltd v. Whitehouse, relative à un magazine
intitulé Gay News, destiné principalement aux homosexuels, même
si certains kiosques à journaux le mettaient à la disposition
du grand public. L’un des numéros de ce magazine contenait un
poème intitulé “L’amour qui ose dire son nom”, accompagné d’un
dessin illustrant le thème traité.

Dans sa décision, Lord Scarman a déclaré qu’il n’y avait pas
lieu de se livrer à des spéculations pour déterminer si un
chrétien, choqué par le poème et par l’illustration, serait
incité à commettre des actes contraires à l’ordre public, et
que la véritable question était de savoir si les termes
employés étaient de nature à heurter et outrager les sentiments
d’un chrétien, le film en question contenant un élément de
mépris, d’injure, de grossièreté ou de ridicule à l’égard de
Dieu, de Jésus-Christ, de la Bible ou du rituel de
l’Eglise d’Angleterre. Sans doute convient-il de préciser que
l’expression “de nature à” doit être comprise selon le sens que
lui attribue le dictionnaire, à savoir, “propre à” ou
“susceptible de”; en effet, il a été décidé que l’intention
(autre que l’intention de publier) n’était pas un élément
constitutif du délit.

Dans la même affaire, Lord Diplock a déclaré que le message
devait être “susceptible d’offenser ceux qui professent ou
respectent la foi chrétienne”.

En l’espèce, le directeur de l’Office des visas (…) a
expliqué dans sa déposition que, selon cet organisme, le film
“méprise la divinité du Christ”. Il a ajouté que si la
décision de l’Office se fondait sur l’appréciation selon
laquelle le film a un caractère blasphématoire (le blasphème
étant un délit uniquement lié à la religion chrétienne), sa
position serait exactement la même s’il lui était demandé
d’accorder un visa à un film qui, par exemple, mépriserait
Mahomet ou Bouddha.”

18. Le collège étudia le contenu de la vidéo et admit que le
requérant avait à l’esprit sainte Thérèse, religieuse “dont on sait
qu’elle eut des visions extatiques du Christ, qui, d’ailleurs, ne
commencèrent qu’à l’âge de trente-neuf ans, ce qui contraste avec
l’évidente jeunesse de l’actrice qui interprète ce rôle”.

19. Le collège parvint aux conclusions suivantes:

“Si l’on se fonde sur les propres écrits de sainte Thérèse
et sur des écrits postérieurs, il n’y a aucune raison de douter
que, dans certaines de ses visions, elle voyait le corps
glorieux du Christ, de même que ses plaies; cela dit, il
apparaît clairement que M. Wingrove a fait du sujet une
adaptation très libre.

Outre le problème de l’âge – qui n’est pas très important -,
nous n’avons eu connaissance d’aucun élément indiquant que
Thérèse se soit jamais mutilé la main, ou que ses visions aient
comporté des éléments à caractère saphique. Qui plus est, rien
ne porte à croire que Thérèse, dans ses visions, ait jamais
imaginé avoir un contact physique avec le Christ glorieux.
Comme l’a déclaré l’écrivain Stephen Clissold, “Thérèse vécut
l’extase comme une forme de prière dans laquelle elle ne jouait
pratiquement aucun rôle”.

Compte tenu de l’adaptation extrêmement libre du sujet, on
peut, à notre avis, raisonnablement penser que le film met en
scène une religieuse quelconque appartenant à n’importe quelle
époque et ayant des visions extatiques, comme de nombreuses
religieuses en ont eues au cours des siècles.

Une autre raison nous amène à cette conclusion: à moins que
le spectateur ne lise le générique qui apparaît sur l’écran
pendant quelques instants, il n’a aucun moyen de savoir que la
religieuse est censée représenter sainte Thérèse, ni que la
deuxième femme est supposée être sa psyché. En tout cas, le
spectateur peut fort bien ignorer que Thérèse est un personnage
réel qui a bel et bien eu des visions extatiques.

Certes, M. Wingrove a déclaré que “des indications
historiques de base pour aider le spectateur” seraient données
sur la jaquette du film vidéo, mais nous ne saurions accorder
à cet élément une quelconque importance. En premier lieu, cela
ne garantit nullement que tous les spectateurs liront ces
indications; en second lieu, la décision de l’Office des visas
et du collège chargé de statuer sur le recours doit se fonder
sur le seul contenu du film (outre le fait qu’au moment où est
prise une telle décision, la jaquette n’est encore généralement
pas conçue, ce qui est le cas ici).

Toutefois, bien que nous ayons jugé opportun de nous attarder
sur le personnage de “sainte Thérèse”, nous sommes d’avis que,
s’agissant de déterminer si la vidéo revêt ou non un caractère
blasphématoire, il importe peu dans la pratique de considérer
le personnage principal comme représentant sainte Thérèse ou
n’importe quelle autre religieuse.

Dans sa déposition écrite, le demandeur insiste sur le fait,
d’ailleurs incontestable, que l’intégralité de la
deuxième moitié du film met en scène des visions ou des rêves
de Thérèse, et affirme en conséquence que le film ne traite
aucunement du Christ, que son personnage n’est que le produit
de l’imagination de sainte Thérèse, et qu’il n’a nullement eu
l’intention de le faire participer à un acte sexuel explicite.

Il ajoute qu’en fait, “les très légères réactions du
Christ – le baiser, l’étreinte de la main et enfin les larmes
– reflètent l’imagination de sainte Thérèse. Ne montrer aucune
réaction à cette création de l’esprit de sainte Thérèse aurait
été un non-sens car aucune femme (ni homme) en proie à une
passion amoureuse capable de faire naître de telles
visions/extases ne peut s’imaginer que l’objet de cette passion
ignore froidement ses caresses”.

Tout en étant sensibles à la logique de cet argument, nous
sommes réservés quant à l’incidence que pourrait avoir le fait
que la séquence ne dépeint que des visions ou des rêves sur
l’appréciation du caractère blasphématoire ou non des paroles
ou des images.

En suivant cette logique, il serait possible, par exemple,
de produire un film ou une vidéo comportant des éléments
extrêmement méprisants, injurieux, grossiers ou ridicules à
l’égard du Christ, en prétextant qu’il s’agit de ce qu’imagine
une personne. En pareilles circonstances, nous avons du mal
à admettre qu’on puisse raisonnablement affirmer, en usant d’un
artifice aussi simple, qu’aucun délit n’a été commis. A notre
avis, si le spectateur, après avoir bien compris que la scène
dépeint un rêve, peut néanmoins raisonnablement estimer qu’elle
est de nature à heurter et à outrager les sentiments d’un
chrétien, l’existence du délit est alors établie.

Par ailleurs, il y a lieu de répondre, ne fût-ce que
brièvement, à un autre argument présenté au nom du demandeur,
selon lequel le délit de blasphème ne peut porter que sur des
paroles écrites ou prononcées, et donc qu’un tribunal ne
saurait décider qu’un film cinématographique ou une
oeuvre vidéo, de même sans doute qu’une image télévisée, puisse
donner lieu à poursuites de ce chef. Nous nous contenterons
de répondre que l’argument est à notre sens trop pauvre pour
être retenu par l’Office des visas ou le collège de la
commission de recours au moment de prendre leur décision.

La majorité du collège estime que la vidéo, loin de traiter
le combat de sainte Thérèse contre ses visions, comme le
prétend le demandeur, exploite sous un angle purement charnel
sa dévotion à l’égard du Christ. Par ailleurs, la majorité
considère que la vidéo n’a ni le sérieux ni la profondeur du
film La dernière tentation du Christ, avec lequel le conseil
de l’intéressé a tenté une comparaison.

En fait, la majorité estime que le message véhiculé par la
vidéo est que la religieuse est mue par une extase non pas
d’ordre religieux mais sexuel, cette extase ayant de plus un
caractère pervers, comme en témoignent les nombreuses images
de sang, de sadomasochisme, de saphisme (voire d’auto-érotisme)
et de chaînes. Bien que certains éléments dans la dévotion de
sainte Thérèse à l’égard du Christ indiquent une libido
refoulée, la majorité ne pense pas que cela permette pour
autant de la montrer s’abandonnant à une sexualité débridée.

La majorité considère que le ton et l’esprit de la vidéo sont
globalement indécents, et ne doute guère que l’ensemble des
facteurs mentionnés, auxquels s’ajoutent les mouvements de la
religieuse lorsqu’elle est assise à califourchon sur le Christ
et les réactions de celui-ci à ses baisers et l’entrelacement
de leurs doigts, soient de nature à heurter les sentiments des
chrétiens, qui pourraient légitimement penser que cette vidéo
méprise la divinité du Christ.

Dans ces conditions, la majorité est convaincue que la vidéo
revêt un caractère blasphématoire, qu’un jury raisonnable et
convenablement instruit des points de droit conclurait
probablement dans le même sens et que c’est donc à bon droit
que l’Office a refusé l’octroi du visa. Partant, le recours
est rejeté.

Il convient de préciser qu’une minorité des membres du
collège, tout en admettant que beaucoup trouvent la vidéo d’un
goût extrêmement douteux, aurait accueilli le recours au fond
car elle estime peu probable qu’un jury raisonnable et
convenablement instruit des points de droit conclurait au
caractère blasphématoire de l’oeuvre.”

20. Le collège ayant confirmé la décision rendue par
l’Office des visas, M. Wingrove commettrait un délit relevant de
l’article 9 de la loi de 1984 (paragraphe 23 ci-dessous) s’il diffusait
la vidéo de quelque manière que ce soit, dans un but lucratif ou non.

21. Un conseiller juridique a indiqué au requérant que sa cause ne
se prêtait pas à une demande de contrôle juridictionnel
(paragraphes 30-31 ci-dessous) car la formulation des règles sur le
délit de blasphème, telles que le collège les a admises, était un
“exposé exact de l’état actuel du droit”.

II. Situation de l’industrie vidéo au Royaume-Uni

22. Selon les chiffres produits par le Gouvernement, en 1994 il
existait 21,5 millions de magnétoscopes au Royaume-Uni. Sur environ
20,75 millions de ménages dans le pays, 18 millions possédaient au
moins un magnétoscope.

Il y avait approximativement quinze mille points de
distribution de films vidéo au Royaume-Uni. Ces films pouvaient être
loués dans quatre à cinq mille boutiques de location. Ils pouvaient
également être achetés dans trois mille grands magasins et dans
sept à huit mille points de vente “secondaires”, tels que les
supermarchés, les “boutiques du coin” et les stations d’essence.

En 1994, il y a eu au Royaume-Uni 194 millions de locations de
films vidéo et 66 millions d’achats de pareils films. On estime qu’il
a de surcroît été distribué cette année-là 65 millions de copies
illégales de films vidéo (“vidéos piratées”).

III. Le droit interne pertinent

A. La réglementation en matière d’enregistrements vidéo

23. La loi de 1984 sur les enregistrements vidéo (“la loi de 1984”)
régit la distribution des enregistrements vidéo. Hormis certaines
dérogations, quiconque diffuse ou se propose de diffuser un
enregistrement vidéo contenant un film vidéo dépourvu de visa commet
une infraction relevant de l’article 9 par. 1 de cette loi.
L’article 7 prévoit trois catégories de visas: les films reconnus “tous
publics” (qui peuvent comporter un avis destiné aux parents), les films
réservés aux personnes qui ont atteint un certain âge, et enfin, les
films que seuls peuvent diffuser les sex-shops titulaires d’une
licence. Le ministre de l’Intérieur peut exiger que le contenu de
certaines oeuvres fasse l’objet d’une mention spécifique (article 8).
Le fait de passer outre à ces règles, par exemple en mettant à la
disposition d’un mineur un film réservé aux spectateurs de plus de
dix-huit ans, constitue une infraction (article 11).

24. Aux termes de l’article 4 par. 1 de la loi de 1984, le ministre
peut désigner toute personne ou tout organe comme l’autorité chargée
de prendre des dispositions en vue de déterminer si les films vidéo
remplissent ou non les conditions d’obtention du visa (eu égard en
particulier au fait que les films bénéficiant d’un visa risquent d’être
visionnés au sein des foyers). L’Office britannique des
visas cinématographiques a ainsi été désigné par un arrêté du
26 juillet 1985. Pour les oeuvres qui, à l’issue de cet examen, sont
considérées comme remplissant les conditions requises, l’Office est
chargé, au titre de l’article 4 par. 1, de prendre toute mesure
nécessaire à l’octroi et à l’utilisation du visa. Dans son arrêté, le
ministre a prié l’Office de “continuer à éviter d’accorder un visa
aux oeuvres qui sont obscènes au sens des lois de 1959 et de 1964 sur
les publications obscènes, ou contraires à d’autres dispositions du
droit pénal”.

25. En application de l’article 4 par. 3 de la loi de 1984, la
commission de recours en matière de vidéo a été créée pour statuer sur
les recours formés contre les décisions de l’Office des visas.

B. Le droit sur le blasphème

26. Le blasphème et la diffamation blasphématoire sont des
infractions de common law dont les auteurs peuvent être poursuivis en
justice et encourent une peine d’amende ou d’emprisonnement. Alors que
le blasphème a trait à des déclarations verbales, la diffamation
blasphématoire consiste à publier d’une manière ou d’une autre un
message à caractère blasphématoire. La diffamation suppose une
publication sous une forme permanente, qui peut consister en des images
filmées.

27. Dans l’affaire Whitehouse v. Gay News Ltd and Lemon,
(Appeal Cases 1979, p. 665), qui concernait le droit sur le blasphème
en Angleterre, Lord Scarman a déclaré que les règles contemporaines en
matière de blasphème sont formulées au paragraphe 214 de l’ouvrage de
Stephen, Digest of the Criminal Law (9e édition, 1950). L’auteur y
écrit:

“Une publication revêt un caractère blasphématoire
lorsqu’elle contient un quelconque élément de mépris, d’injure,
de grossièreté ou de ridicule à l’égard de Dieu, de
Jésus-Christ, de la Bible ou du rituel de l’Eglise d’Angleterre
telle qu’établie par la loi. N’est pas blasphématoire le fait
de prononcer ou de publier des opinions hostiles à la
religion chrétienne, ou de nier l’existence de Dieu, dès lors
que la publication est libellée en un langage décent et mesuré.
Le critère d’appréciation est la manière dont les doctrines
sont défendues, et non leur contenu en soi.”

Dans cette affaire, la Chambre des lords décida également que
l’élément psychologique de l’infraction (mens rea) ne tenait pas à
l’intention qu’avait pu avoir l’accusé de blasphémer, et qu’il
suffisait à l’accusation de prouver que la publication avait été
intentionnelle et que le message publié revêtait un caractère
blasphématoire.

L’affaire Gay News, engagée sur poursuites privées, était la
première affaire de blasphème depuis 1922.

28. Comme indiqué plus haut, le droit sur le blasphème ne protège
que les adeptes de la religion chrétienne et, plus particulièrement,
ceux de l’Eglise établie d’Angleterre. La Divisional Court l’a
confirmé en 1991. Se prononçant sur une demande de contrôle
juridictionnel du refus d’un magistrate d’assigner en référé pour
blasphème Salman Rushdie et les éditeurs des Versets sataniques,
Lord Watkins déclara:

“Il ne fait aucun doute pour nous que la loi dans son état
actuel ne s’étend pas aux religions autres que le christianisme
(…)

(…)

Nous estimons juste de dire que si nous était ouverte la
faculté d’étendre la loi à des religions autres que le
christianisme, nous devrions nous en abstenir. Les
considérations d’intérêt général sont en effet très difficiles
et fort complexes. Il serait pratiquement impossible aux juges
de circonscrire le délit dans des limites suffisamment claires
et les autres problèmes en jeu sont colossaux.”
(R. v. Chief Metropolitan Stipendiary Magistrate,
ex parte Choudhury, All England Law Reports 1991, vol. 1,
p. 318)

29. Le 4 juillet 1989, le ministre adjoint de l’Intérieur,
M. John Patten, adressa une lettre à un certain nombre de personnalités
musulmanes britanniques, dans laquelle il écrivait notamment:

“De nombreux musulmans ont soutenu qu’il faudrait modifier
le droit sur le blasphème pour mettre des livres tels que
[Les Versets sataniques] hors du champ de ce qui est légalement
acceptable. Nous avons soigneusement pesé leurs arguments et
sommes parvenus à la conclusion que, pour toute une série de
motifs, il ne serait pas sage de modifier le droit sur le
blasphème, ne serait-ce qu’en raison de l’absence de consensus
sur le point de savoir si l’on devait réformer ou abroger ce
droit.

(…)

(…) modifier le droit pourrait entraîner un foisonnement
de litiges qui envenimerait les relations
inter-confessionnelles.

Je pense que vous êtes conscients des divisions et des
dommages que pourrait engendrer un tel contentieux et du
caractère inapproprié de nos mécanismes juridiques pour traiter
des questions de foi et de croyance individuelles. En fait,
la foi chrétienne ne s’appuie plus sur ce droit, préférant
admettre que la puissance de ses convictions propres constitue
la meilleure armure contre railleurs et blasphémateurs.”

C. La possibilité d’un contrôle juridictionnel en tant que voie
de recours

30. Les décisions d’organes publics dont les conséquences portent
préjudice à un individu ou groupe d’individus peuvent être attaquées
devant la High Court par une demande de contrôle juridictionnel. Parmi
les causes possibles d’un tel recours figure l’erreur sur un point de
droit qu’aurait commise l’organe en cause. La commission de recours
en matière de vidéo est assurément un organe public, puisqu’elle a été
instituée en application d’une loi votée par le Parlement
(paragraphe 25 ci-dessus). Par ailleurs, ses décisions ont des effets
sur les droits des personnes qui réalisent des films vidéo, dans la
mesure où la confirmation d’une décision refusant l’octroi du visa pour
un film signifie que les enregistrements vidéo de cette oeuvre ne
peuvent être légalement mis à la disposition du public.

31. En principe, un tribunal saisi d’une demande de
contrôle juridictionnel portant sur une décision rendue par un tel
organe n’examine cette décision au fond que lorsqu’elle est
irrationnelle au point qu’aucun organe raisonnable et convenablement
instruit des points de droit ne l’aurait prise. Toutefois, lorsque la
décision se fonde sur un point de droit et que l’intéressé allègue que
l’organe en question a commis une erreur sur ledit point, la décision
peut être attaquée au moyen d’une demande de contrôle juridictionnel.
Dans l’affaire C.C.S.U. v. Minister for the Civil Service
(All England Law Reports 1984, vol. 3, p. 950), tranchée par la
Chambre des lords, Lord Diplock a réparti en trois catégories les
motifs pour lesquels un acte administratif peut être soumis au contrôle
du juge. Il a appelé le premier motif “illégalité”, qu’il définit en
ces termes:

“J’entends par “illégalité”, en tant que motif donnant lieu
à contrôle juridictionnel, que l’organe décideur doit avoir une
compréhension correcte des règles de droit qui régissent son
pouvoir de décision et leur donner effet. Le point de savoir
s’il l’a fait ou non est par excellence une question à
soumettre à la justice et à faire trancher, dans l’hypothèse
d’un litige, par ceux qui exercent le pouvoir judiciaire de
l’Etat, à savoir les juges.”

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

32. M. Wingrove a saisi la Commission le 18 juin 1990. Invoquant
l’article 10 de la Convention (art. 10), il se plaignait de ce que le
refus d’accorder le visa à son film vidéo Visions of Ecstasy fût une
atteinte à sa liberté d’expression.

33. Le 8 mars 1994, la Commission a retenu la requête
(n° 17419/90). Dans son rapport du 10 janvier 1995 (article 31)
(art. 31), elle formule l’avis qu’il y a eu violation de l’article 10
de la Convention (art. 10) (quatorze voix contre deux). Le texte
intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il
s’accompagne figure en annexe au présent arrêt (1).
_______________
Note du greffier

1. Pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans
l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1996-V), mais
chacun peut se le procurer auprès du greffe.
_______________

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

34. Dans ses conclusions, le Gouvernement a invité la Cour à
déclarer que les faits de l’espèce ne révèlent aucune violation de
l’article 10 de la Convention (art. 10).

Le requérant, quant à lui, a invité la Cour à “adopter un arrêt
déclarant le droit britannique sur le blasphème comme étant aussi
inutile en théorie qu’il l’est en pratique dans toute démocratie
multiculturelle”.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
(art. 10)

35. M. Wingrove allègue une violation de son droit à la liberté
d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention (art. 10) dont
les passages pertinents sont ainsi libellés:

“1. Toute personne a droit à la liberté d’expression.
Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de
recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans
qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et
sans considération de frontière. (…)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs
et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités,
conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui
constituent des mesures nécessaires, dans une société
démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité
territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre
et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de
la morale, à la protection de la réputation ou des droits
d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations
confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité
du pouvoir judiciaire.”

36. Le refus de l’Office britannique des visas cinématographiques
d’accorder un visa au film vidéo réalisé par le requérant
Visions of Ecstasy, combiné avec les dispositions législatives selon
lesquelles diffuser un film vidéo dépourvu de visa constitue une
infraction pénale (paragraphe 23 ci-dessus), équivalait à l’ingérence
d’une autorité publique dans l’exercice par le requérant du droit à
communiquer des idées. Les comparants s’accordent sur ce point.

Pour déterminer si cette ingérence emporte violation de la
Convention, la Cour doit rechercher si elle se justifiait ou non au
regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) comme étant une restriction
“prévue par la loi”, poursuivant un but légitime au regard de cette
disposition (art. 10-2) et “nécessaire dans une société démocratique”.

A. L’ingérence était-elle “prévue par la loi”?

37. Selon M. Wingrove, le droit sur le blasphème est tellement
vague qu’il est excessivement difficile de savoir à l’avance si telle
ou telle publication constituera un délit aux yeux d’un jury. En
outre, il est pratiquement impossible de savoir ce que décidera un
organe administratif – l’Office britannique des visas
cinématographiques – quant à l’issue de poursuites éventuelles. Dans
ces conditions, on ne pouvait raisonnablement pas attendre du requérant
qu’il prévoie le résultat des spéculations de l’Office. La condition
de prévisibilité qui découle de l’expression “prévue par la loi” ne se
trouvait donc pas remplie.

38. Le Gouvernement conteste cette thèse: ce serait un trait commun
à la plupart des systèmes juridiques que des tribunaux puissent aboutir
à des conclusions différentes même lorsqu’ils appliquent le même droit
à des faits semblables. Le droit en question n’en devient pas pour
autant inaccessible ou imprévisible. Vu l’infinie variété des moyens
de publier des éléments de “mépris, d’injure, de grossièreté ou de
ridicule à l’égard de Dieu, de Jésus-Christ ou de la Bible”
(paragraphe 27 ci-dessus), il ne serait pas indiqué que le droit
cherche à définir en détail quelles images seraient ou ne seraient pas
potentiellement blasphématoires.

39. La Commission, relevant que M. Wingrove a été bien conseillé
sur le plan juridique, estime qu’il aurait pu raisonnablement prévoir
les restrictions dont son film vidéo risquait de faire l’objet.

40. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, la “loi” interne
pertinente, qui englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit
(voir notamment l’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) du
26 avril 1979, série A n° 30, p. 30, par. 47), doit être formulée avec
suffisamment de précision pour permettre aux personnes concernées – en
s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré
raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences
pouvant résulter d’un acte déterminé. Une loi qui confère un pouvoir
d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition
que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent
définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu,
pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire
(voir, par exemple, l’arrêt Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni du
13 juillet 1995, série A n° 316-B, pp. 71-72, par. 37, et
l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et
décisions 1996-II, pp. 496-497, par. 31).

41. Il faut noter qu’en refusant un visa pour diffuser le
film vidéo du requérant au motif qu’il constituait une infraction au
droit sur le blasphème, l’Office britannique des visas
cinématographiques a agi dans le cadre des pouvoirs que lui confère
l’article 4 par. 1 de la loi de 1984 (paragraphe 24 ci-dessus).

42. La Cour reconnaît que le délit de blasphème ne saurait, de par
sa nature même, se prêter à une définition juridique précise. Les
autorités nationales doivent dès lors se voir accorder la flexibilité
leur permettant d’apprécier si les faits de l’espèce relèvent de la
définition admise pour cette infraction (voir, mutatis mutandis,
l’arrêt Tolstoy Miloslavsky cité au paragraphe 40 ci-dessus, p. 73,
par. 41).

43. Il ne semble pas y avoir incertitude en général ni désaccord
entre les comparants sur la définition en droit anglais du délit de
blasphème tel que la Chambre des lords l’a exprimée dans l’affaire
Whitehouse v. Gay News Ltd and Lemon (paragraphe 27 ci-dessus). La
Cour, qui a visionné le film, est convaincue que le requérant aurait
pu raisonnablement prévoir, en s’entourant de conseils éclairés, que
son film, notamment les scènes où figure le Christ en croix, pouvait
tomber sous le coup de la loi sur le blasphème.

Cette conclusion est corroborée par la décision de M. Wingrove
de ne pas engager de procédure de contrôle juridictionnel, son avocat
lui ayant indiqué que la formulation des règles sur le blasphème donnée
par le collège représentait un exposé exact du droit actuel
(voir, mutatis mutandis, l’arrêt Open Door et Dublin Well Woman
c. Irlande du 29 octobre 1992, série A n° 246-A, p. 27, par. 60).

44. Cela étant, on ne saurait dire que la loi en question n’offrait
pas au requérant la protection voulue contre une ingérence arbitraire.
La Cour en conclut que la restriction reprochée était “prévue par la
loi”.

B. L’ingérence poursuivait-elle un but légitime?

45. Le requérant conteste l’affirmation du Gouvernement selon
laquelle le visa de diffusion du film a été refusé afin de “protéger
le droit des citoyens à ne pas être offensés dans leurs sentiments
religieux”. Selon lui, l’expression “droits d’autrui” n’évoque dans
le présent contexte qu’un droit réel et positif à ne pas être heurté.
Elle n’inclut pas le droit hypothétique dont bénéficieraient certains
chrétiens à éviter d’être perturbés à l’idée que d’autres personnes
puissent voir le film sans en être choquées.

Au demeurant, soutient en outre l’intéressé, l’interdiction de
diffuser le film ne peut pas viser un but légitime puisqu’elle se fonde
sur un droit discriminatoire qui ne protège que les chrétiens et, plus
précisément, les adeptes de la foi anglicane.

46. Le Gouvernement renvoie à l’affaire Otto-Preminger-Institut
c. Autriche (arrêt du 20 septembre 1994, série A n° 295-A, pp. 17-18,
paras. 47-48) dans laquelle la Cour a admis que le respect des
sentiments religieux des croyants peut légitimement inciter un Etat à
interdire la publication de portraits provocateurs d’objets de
vénération religieuse.

47. La Commission estime que le droit anglais sur le blasphème tend
à éliminer les comportements dirigés contre les objets de vénération
religieuse qui sont de nature à causer une indignation justifiée chez
les chrétiens. Il en découle qu’en l’espèce, l’application de ces
règles visait donc à protéger le droit pour les citoyens de ne pas être
insultés dans leurs sentiments religieux.

48. La Cour relève d’emblée que, comme l’a souligné l’Office,
l’ingérence avait pour but de protéger contre le traitement d’un sujet
à caractère religieux d’une manière “qui est de nature à choquer (dans
le sens de susceptible de, et non de conçue pour choquer) quiconque
connaît, apprécie ou fait siennes l’histoire et la morale chrétiennes,
en raison de l’élément de mépris, d’injure, d’insulte, de grossièreté
ou de ridicule que révèlent le ton, le style et l’esprit caractérisant
la présentation du sujet” (paragraphe 15 ci-dessus).

Voilà indéniablement un but qui correspond à celui de
protection des “droits d’autrui” au sens du paragraphe 2 de
l’article 10 (art. 10-2). Il cadre aussi parfaitement avec l’objectif
de protection de la liberté religieuse offerte par l’article 9
(art. 9).

49. Le point de savoir s’il y avait un réel besoin de protéger
contre la possibilité de voir le film litigieux est une question à
traiter ci-dessous en examinant la “nécessité” de l’ingérence.

50. Il est exact que le droit anglais sur le blasphème ne concerne
que la foi chrétienne. La Divisional Court a d’ailleurs reconnu
l’anomalie de cette situation dans une société multiconfessionnelle,
avec son arrêt R. v. Chief Metropolitan Stipendiary Magistrate,
ex parte Choudhury (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 317 –
paragraphe 28 ci-dessus). Il n’appartient cependant pas à la Cour de
se prononcer in abstracto sur la compatibilité du droit interne avec
la Convention. Le degré de protection assuré par le droit anglais aux
autres croyances n’est pas en jeu devant la Cour, laquelle doit se
borner à examiner l’affaire dont elle est saisie (voir, par exemple,
l’arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978, série A
n° 28, p. 18, par. 33).

Le fait incontesté que le droit sur le blasphème ne traite pas
à égalité les différentes religions professées au Royaume-Uni n’enlève
rien à la légitimité du but poursuivi dans le présent contexte.

51. Par conséquent, le refus d’accorder un visa pour diffuser
Visions of Ecstasy avait un but légitime au regard de l’article 10
par. 2 (art. 10-2).

C. L’ingérence était-elle “nécessaire dans une société
démocratique”?

52. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des
fondements essentiels d’une société démocratique. Comme le reconnaît
expressément le paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), l’exercice
de cette liberté comporte toutefois des devoirs et des responsabilités.
Parmi eux, dans le contexte des croyances religieuses, peut
légitimement figurer l’obligation d’éviter autant que faire se peut des
expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et
profanatrices (voir l’arrêt Otto-Preminger-Institut cité au
paragraphe 46 ci-dessus, pp. 18-19, paras. 47 et 49).

53. Une restriction à la liberté d’expression, qu’elle s’inscrive
dans le contexte des croyances religieuses ou dans un autre, ne peut
être compatible avec l’article 10 (art. 10) que si elle répond,
notamment, au critère de nécessité exigé par le deuxième paragraphe de
cette disposition (art. 10-2). En examinant si les restrictions aux
droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour
“nécessaires dans une société démocratique”, la Cour a cependant
toujours déclaré que les Etats contractants jouissent d’une marge
d’appréciation certaine mais pas illimitée. C’est au demeurant à la
Cour européenne de se prononcer de manière définitive sur la
compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en
appréciant, dans les circonstances de la cause, notamment, si
l’ingérence correspond à un “besoin social impérieux” et si elle est
“proportionnée au but légitime visé” (voir, mutatis mutandis, parmi
beaucoup d’autres, l’arrêt Goodwin mentionné au paragraphe 40
ci-dessus, pp. 500-501, par. 40).

54. Selon le requérant, il n’existait aucun “besoin social
impérieux” d’interdire un film vidéo sur l’éventuelle hypothèse qu’il
enfreindrait le droit sur le blasphème; en vérité, le besoin social
primordial était d’autoriser sa diffusion. Au surplus, une protection
adéquate étant déjà fournie par un arsenal de textes – concernant
notamment les publications obscènes, l’ordre public et les troubles sur
les lieux de culte -, le droit sur le blasphème, incompatible avec
l’idée européenne de liberté d’expression, était également superflu en
pratique. En tout cas, il serait disproportionné au but poursuivi
d’interdire totalement un film vidéo ne contenant ni représentation
obscène ou pornographique ni aucun élément de ridiculisation du Christ.

55. Pour la Commission, le fait que Visions of Ecstasy soit un
film vidéo court et non un long métrage cinématographique signifie que
sa diffusion aurait été plus limitée et le battage publicitaire moins
important. La Commission parvient à la même conclusion que le
requérant.

56. Le Gouvernement soutient que le film de l’intéressé constituait
clairement un portrait provocateur et indécent d’un objet de vénération
religieuse, que sa distribution aurait été suffisamment publique et
large pour le rendre offensant, et qu’il s’analysait en une attaque
insultante ou offensante dirigée contre les croyances religieuses des
chrétiens. Dans ces conditions, en refusant d’accorder un visa au film
de M. Wingrove, les autorités nationales n’auraient agi que dans les
limites de leur marge d’appréciation.

57. La Cour relève que le refus d’accorder un visa à
Visions of Ecstasy visait à protéger les “droits d’autrui” et, plus
précisément, à fournir une protection contre des attaques gravement
offensantes concernant des questions considérées comme sacrées par les
chrétiens (paragraphe 48 ci-dessus). Les textes auxquels le requérant
s’est référé (paragraphe 54 ci-dessus) et qui poursuivent des buts
connexes mais distincts, ne sont donc pas pertinents à cet égard.

Comme il ressort des observations déposées par les amici curiae
(paragraphe 5 ci-dessus), plusieurs pays européens conservent une
législation sur le blasphème. Certes, ces règles sont de moins en
moins appliquées et plusieurs Etats les ont même récemment abrogées.
Au Royaume-Uni, seules deux actions pour blasphème ont été intentées
depuis soixante-dix ans (paragraphe 27 ci-dessus). De puissants
arguments militent en faveur de la suppression des règles sur le
blasphème, par exemple leur nature discriminatoire à l’égard de
certaines confessions, comme le soutient le requérant, et le caractère
inapproprié des mécanismes juridiques pour traiter des questions de foi
et de croyances individuelles, comme le reconnaissait le
ministre adjoint de l’Intérieur dans sa lettre du 4 juillet 1989
(paragraphe 29 ci-dessus). Cependant, un fait demeure: il n’y a pas
encore, dans les ordres juridiques et sociaux des Etats membres du
Conseil de l’Europe, une concordance de vues suffisante pour conclure
qu’un système permettant à un Etat d’imposer des restrictions à la
propagation d’articles réputés blasphématoires n’est pas en soi
nécessaire dans une société démocratique, et s’avère par conséquent
incompatible avec la Convention (voir, mutatis mutandis,
l’arrêt Otto-Preminger-Institut cité au paragraphe 46 ci-dessus, p. 19,
par. 49).

58. Assurément, l’article 10 par. 2 de la Convention (art. 10-2)
ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté
d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions
d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, parmi beaucoup d’autres, les
arrêts Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, p. 26,
par. 42, Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A n° 236, p. 23,
par. 43, et Thorgeir Thorgeirson c. Islande du 25 juin 1992, série A
n° 239, p. 27, par. 63). Cependant, une plus grande marge
d’appréciation est généralement laissée aux Etats contractants
lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression sur des questions
susceptibles d’offenser des convictions intimes, dans le domaine de la
morale et, spécialement, de la religion. Du reste, comme dans le
domaine de la morale, et peut-être à un degré plus important encore,
les pays européens n’ont pas une conception uniforme des exigences
afférentes à “la protection des droits d’autrui” s’agissant des
attaques contre des convictions religieuses. Ce qui est de nature à
offenser gravement des personnes d’une certaine croyance religieuse
varie fort dans le temps et dans l’espace, spécialement à notre époque
caractérisée par une multiplicité croissante de croyances et de
confessions. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les
forces vives de leurs pays, les autorités de l’Etat se trouvent en
principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur
le contenu précis de ces exigences par rapport aux droits d’autrui
comme sur la “nécessité” d’une “restriction” destinée à protéger contre
ce genre de publications les personnes dont les sentiments et les
convictions les plus profonds en seraient gravement offensés
(voir, mutatis mutandis, l’arrêt Müller et autres c. Suisse du
24 mai 1988, série A n° 133, p. 22, par. 35).

Bien entendu, cela n’exclut pas au bout du compte un contrôle
européen, d’autant plus nécessaire que la notion de blasphème est large
et évolutive et que, sous couvert de mesures contre des articles
réputés blasphématoires, se cache le risque de porter une atteinte
arbitraire ou excessive à la liberté d’expression. Le champ
d’application du délit de blasphème et les garanties prévues par la
législation revêtent à cet égard une importance spéciale. En outre,
le fait que la présente cause comporte une restriction préalable
appelle un examen particulier de la part de la Cour
(voir, mutatis mutandis, l’arrêt Observer et Guardian c. Royaume-Uni
du 26 novembre 1991, série A n° 216, p. 30, par. 60).

59. Il s’agit pour la Cour, en l’espèce, de déterminer si les
motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures
attentatoires à la liberté d’expression du requérant étaient pertinents
et suffisants aux fins de l’article 10 par. 2 de la Convention
(art. 10-2).

60. Sur la teneur du droit lui-même, la Cour relève que le
droit anglais sur le blasphème n’interdit pas l’expression, sous
quelque forme que ce soit, d’idées hostiles à la religion chrétienne.
On ne saurait dire non plus que des opinions offensantes pour des
chrétiens tombent nécessairement sous le coup de ce droit. Comme les
juridictions anglaises l’ont indiqué (paragraphe 27 ci-dessus), c’est
plutôt la manière de défendre les idées que leur contenu en soi que le
droit cherche à contrôler. L’ampleur de l’insulte aux sentiments
religieux doit être importante, comme le montre bien l’emploi par les
tribunaux des mots “mépris”, “injure”, “grossièreté”, “ridicule”, pour
désigner un article de caractère suffisamment offensant.

Le haut degré de profanation nécessaire constitue, en soi, une
protection contre l’arbitraire. C’est dans ce contexte que la Cour
doit examiner la justification avancée par les autorités nationales au
regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) pour prendre les décisions
litigieuses.

61. Visions of Ecstasy dépeint, notamment, une femme assise à
califourchon sur le corps couché du Christ crucifié, se livrant à un
acte de caractère manifestement sexuel (paragraphe 9 ci-dessus). Les
autorités nationales, usant de pouvoirs qui ne sont pas en eux-mêmes
incompatibles avec la Convention (paragraphe 57 ci-dessus), ont estimé
que la façon de traiter ces images a pour effet de centrer le film
“moins sur la sensibilité érotique des personnages que sur celle des
spectateurs (…), fonction première de la pornographie” (paragraphe 15
ci-dessus). Elles ont déclaré en outre que le film n’essayant
nullement d’approfondir la signification des images et se bornant à
inviter le spectateur au “voyeurisme érotique”, la diffusion d’un tel
film vidéo pourrait heurter et outrager les sentiments religieux des
chrétiens et constituer de la sorte le délit de blasphème. Telle est
la conclusion à laquelle sont parvenus tant l’Office des visas que la
commission de recours en matière de vidéo, après avoir soigneusement
pesé lors de deux procédures différentes les arguments de la défense
et la présentation de l’oeuvre par son auteur. En outre, il était
loisible au requérant d’attaquer la décision de la commission de
recours par une demande de contrôle juridictionnel (paragraphe 30
ci-dessus).

Compte tenu, d’une part, de la garantie de seuil élevé de
profanation incluse dans la définition du délit de blasphème en droit
anglais et, d’autre part, de la marge d’appréciation laissée à l’Etat
dans ce domaine (paragraphe 58 ci-dessus), les motifs fournis pour
justifier les mesures prises peuvent être réputés à la fois pertinents
et suffisants au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2). En outre,
après avoir visionné le film, la Cour a la conviction que les décisions
des autorités nationales ne sauraient passer pour arbitraires ou
excessives.

62. Le requérant et le délégué de la Commission ont tous deux
soutenu qu’un bref film d’essai aurait une diffusion plus limitée qu’un
long métrage cinématographique, tel que celui qui était en jeu dans
l’affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche (citée au paragraphe 46
ci-dessus). Le risque qu’un chrétien voie malgré lui la vidéo aurait
donc dès lors été considérablement réduit, de même que la nécessité
d’imposer des restrictions à sa diffusion. En outre, on aurait pu
réduire encore le risque en restreignant la diffusion du film aux
sex-shops titulaires d’une licence (paragraphe 23 ci-dessus). Le film
aurait alors été présenté dans un boîtier incluant une description de
son contenu et seuls des adultes consentants l’auraient vu.

63. La Cour relève cependant qu’il est de la nature des films vidéo
qu’une fois mis sur le marché, ils peuvent, en pratique, faire l’objet
de copie, de prêt, de location, de vente et de projection dans
différents foyers, ce qui leur permet d’échapper facilement à toute
forme de contrôle par les autorités.

Dans ces conditions, il n’était pas déraisonnable pour les
autorités nationales d’estimer, vu le développement de
l’industrie vidéo au Royaume-Uni (paragraphe 22 ci-dessus), que le film
pouvait atteindre un public qu’il aurait pu offenser. L’utilisation
d’un boîtier comportant un avertissement quant au contenu du film
(paragraphe 62 ci-dessus) n’aurait eu qu’une efficacité limitée, vu les
multiples formes susmentionnées de transmission des films vidéo. Au
demeurant, ici aussi, les autorités nationales sont mieux placées que
la Cour européenne pour apprécier l’impact probable d’un tel film,
compte tenu des difficultés de protéger le public.

64. Assurément, les mesures prises par les autorités équivalaient
à interdire totalement la diffusion du film. Toutefois, il s’agit là
d’une conséquence compréhensible du point de vue des services
compétents selon lequel la diffusion du film constituerait une
violation du droit pénal, et d’un effet aussi du refus du requérant de
modifier ou de couper les séquences répréhensibles (paragraphe 13
ci-dessus). On ne saurait considérer que les autorités, parvenues à
cette conclusion que le film avait un contenu blasphématoire, aient
outrepassé leur marge d’appréciation.

D. Conclusion

65. Cela étant, les autorités nationales étaient fondées à estimer
que la mesure litigieuse se justifiait comme nécessaire dans une
société démocratique au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2). Il
n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention (art. 10).

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par sept voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation
de l’article 10 de la Convention (art. 10).

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience
publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le
25 novembre 1996.

Signé: Rudolf BERNHARDT
Président

Signé: Herbert PETZOLD
Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51
par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 53 par. 2 du règlement A,
l’exposé des opinions séparées suivantes:

– opinion concordante de M. Bernhardt;
– opinion concordante de M. Pettiti;
– opinion dissidente de M. De Meyer;
– opinion dissidente de M. Lohmus.

Paraphé: R. B.

Paraphé: H. P.

OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE BERNHARDT

(Traduction)

Personnellement, je ne suis pas convaincu de la nécessité
d’interdire le film vidéo Visions of Ecstasy en lui refusant le visa
d’exploitation, et cette conviction se fonde, notamment, sur mes
impressions lorsque j’ai vu le film. Cependant, il est dans la nature
de la marge nationale d’appréciation qu’en présence d’opinions
différentes, le juge international n’intervienne que si la décision
interne n’a pas de justification raisonnable.

J’ai en fin de compte voté avec la majorité pour les raisons
suivantes:

1) Un contrôle préalable avec système de visa pour les
films vidéo n’est pas exclu dans ce domaine très délicat, compte tenu
des dangers qu’il implique notamment pour les jeunes et les droits
d’autrui.

2) Un tel contrôle exige de mettre en place une procédure
adéquate et de peser soigneusement les intérêts en présence chaque fois
que le visa est refusé. A cet égard, le présent arrêt décrit en détail
(paragraphes 11-19) les considérations et les motifs des décisions
prises par les autorités britanniques.

3) Quant au point de savoir si l’ingérence était “nécessaire
dans une société démocratique”, je suis convaincu que les
autorités internes disposent d’une très grande marge d’appréciation et
qu’elles en ont usé en l’espèce de manière satisfaisante au regard des
normes de la Convention.

OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE PETTITI

J’ai voté avec la majorité mais à partir d’une motivation
substantiellement différente sur la structure et le contenu de l’arrêt,
et s’écartant de la motivation dans l’affaire Otto-Preminger-Institut
c. Autriche (arrêt du 20 septembre 1994, série A n° 295-A).

Le premier problème qui était examiné concernait les
règles britanniques comportant une incrimination pénale pour blasphème.

Certes on ne peut que déplorer que ces règles ne s’appliquent
pas à la protection des autres religions, une telle limitation n’ayant
plus de sens en 1996 après les textes des Nations unies et de l’UNESCO
sur la tolérance. Mais la Convention européenne, d’une part,
n’interdit pas de telles règles au sein de quelques Etats membres,
d’autre part, laisse place à l’examen sous l’article 14 (art. 14).
Dans le cas d’espèce, la Cour européenne n’était pas saisie de
l’application de cet article (art. 14).

La Cour avait à statuer sur l’article 10 (art. 10). A mon
sens, les règles sur le blasphème servent de support pour l’examen au
titre du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) et ne peuvent
justifier automatiquement une interdiction de diffusion.

L’article 9 (art. 9) n’est pas en cause dans le cas d’espèce
et ne peut être utilisé. Certes la Cour a justement centré son analyse
sur l’article 10 (art. 10) par rapport aux droits d’autrui et n’a pas,
comme dans l’arrêt Otto-Preminger-Institut, mixé les articles 9 et 10
(art. 9, art. 10), morale et droits d’autrui, ce qui avait été critiqué
en doctrine. Mais la formulation adoptée par la chambre aux
paragraphes 50 et 53 établit à mon sens un lien trop direct entre les
règles sur le blasphème et les critères de justification d’interdiction
ou de limitation de la diffusion de vidéocassettes.

Le fait que des règles sur le blasphème, la profanation ou la
diffamation entraînent l’exercice éventuel de poursuites pénales ne
justifie pas en soi que, par rapport à l’article 10 (art. 10) de la
Convention européenne, il y ait interdiction totale de diffusion d’un
livre ou d’une vidéo.

La Cour, à mon sens, devait préciser ce point. Il ne peut y
avoir automaticité quand il s’agit de la liberté d’expression.

La motivation de la Cour devait, à mon avis, expliciter ce qui
avait conduit le collège de la commission de recours à interdire la
diffusion de la vidéo contre la décision de l’Office des visas.

A mon sens, la même décision pourrait intervenir avec un
support sous le paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) autre que le
blasphème, par exemple la profanation de symboles même laïcs (le
drapeau de la patrie) ou la mise en danger ou le trouble de l’ordre
public (mais ceci non au profit d’une majorité religieuse sur le
territoire concerné).

Le raisonnement aurait dû être formulé, à mon avis, en fonction
de croyances et de convictions philosophiques. C’est seulement au
paragraphe 53 de l’arrêt que l’on cite la formule “et autre”.

La profanation, l’atteinte grave aux sentiments profonds
d’autrui, à l’idéal religieux ou laïc peuvent servir de supports au
titre de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), en dehors du blasphème.

Ce qui était particulièrement choquant dans le problème
Wingrove, c’était le mixage d’un soi-disant message philosophique avec
des images obscènes ou pornographiques n’ayant aucun lien avec le
premier.

Dans ce cas, l’obscénité utilisée à des fins mercantiles peut
justifier des limitations au titre de l’article 10 par. 2 (art. 10-2),
mais l’utilisation d’un personnage ayant une valeur symbolique de grand
esprit dans l’histoire de l’humanité, tel que Moïse, Dante, Tolstoï,
dans une transcription qui porterait gravement atteinte aux sentiments
profonds de ceux qui respectent leurs oeuvres ou leurs pensées
pourrait, dans certains cas, justifier des contrôles judiciaires
donnant lieu à des avis aux lecteurs par l’insertion de décisions de
justice.

Mais la potentialité d’incrimination pénale ne suffit pas à
légitimer une saisie totale. C’est une telle question qui a été
évoquée récemment: l’infraction à une règle déontologique (secret
médical) peut-elle justifier en soi une interdiction de saisie totale
d’un ouvrage?

La thèse même de M. Wingrove et ses contradictions internes
pouvaient même compléter la motivation de la Cour.

La requête prétendait à la protection des oeuvres de l’esprit
contre une censure uniquement de type moral ou religieux. M. Wingrove,
dans un texte civil, non reproduit dans la vidéo, indiquait qu’il
voulait interpréter les écrits de sainte Thérèse expliquant ses
extases. Il s’agissait, selon lui, à la rigueur d’un texte voltairien
ou à connotation anti-religieuse. Le film est tout autre. M. Wingrove
n’a même pas accepté de couper (ce qui était son droit en tant
qu’auteur) la scène de “quasi-copulation” qui était inutile, même dans
le contexte de son oeuvre filmée. Il a reconnu d’ailleurs que, telle
que se présentait la vidéo, elle aurait pu s’intituler comme un film
(classé X) “Nonnes lesbiennes enchaînées” (rapport de la Commission,
décision sur la recevabilité, p. 32).

L’utilisation du titre “extases” prêtait à équivoque tant pour
un public à intérêt littéraire que pour un public à intérêt
pornographique. La vente de vidéos à incitation pornographique ou
obscène est plus dangereuse même que la vente de livres en grandes et
moyennes surfaces commerciales, car la protection du public y est plus
difficile à assurer.

La récente conférence mondiale à Stockholm sur la protection
de l’enfance a mis en évidence les conséquences sociales néfastes de
la diffusion, par millions d’exemplaires, de vidéos obscènes ou
pornographiques échappant pour la diffusion dans le public à un
contrôle minimum des signes d’identification. Le détournement du
contenu est un procédé mercantile utilisé (par exemple vidéos à
tendance pédophile mais utilisant des adolescentes, à peine majeures,
travesties en fillettes) pour échapper aux interdictions.

Certes, le film de M. Wingrove était présenté dans la période
précédant le montage comme ayant des ambitions littéraires et non
obscènes, mais l’auteur n’a pas voulu dissiper l’équivoque qu’il
créait. Il n’a pas non plus exercé le recours judiciaire qui lui était
ouvert contre la décision du collège de la commission de recours
statuant sur le refus de visa prononcé par l’Office des visas.

Certes le dispositif britannique de la loi de 1984 sur les
enregistrements vidéo (article 7) comportait des mécanismes variés pour
l’octroi et l’utilisation du visa allant de l’interdiction totale à la
diffusion limitée ou signalée (dans les centres de vente, sur la
jaquette vidéo) ou des mesures pour protéger les mineurs. Sur ce
point, la jurisprudence anglo-saxonne est riche en définitions sur les
frontières littérature-obscénité-pornographie, en particulier, au
Canada (Revue du Barreau du Québec et Cour Suprême –
Revue de jurisprudence).

La majorité du collège de la commission de recours a estimé que
l’image entraînait une perception non d’ordre religieux, mais perverse,
l’extase ayant de plus un caractère pervers. Analyse conforme à
l’approche de la Chambre des lords, celle-ci ne relevant d’ailleurs pas
l’intention de l’auteur par rapport à l’élément moral de l’infraction.
Le directeur de l’Office des visas avait indiqué que sa position aurait
été la même au sujet d’un film qui mépriserait Mahomet ou Bouddha.

A la limite, la décision de refus de visa aurait été
justifiable et justifiée s’il s’agissait, au lieu des extases de sainte
Thérèse, d’une vidéo présentant, par hypothèse, Voltaire
(l’anti-clérical) en situation de rapports sexuels avec tel prince ou
roi. Dans un tel cas, la décision de la Cour européenne aurait pu être
du même ordre que dans l’affaire Wingrove. L’interprétation des droits
d’autrui selon l’article 10 par. 2 (art. 10-2) ne peut se réduire à la
seule protection des droits d’autrui d’une seule catégorie de croyants
ou de philosophes, ou d’une majorité de ceux-ci.

La Cour a eu tout à fait raison d’axer sa décision sur la
protection des droits d’autrui par application de l’article 10
(art. 10), mais elle pouvait, à mon sens, adopter une motivation plus
large et davantage inspirée par le souci de protéger la liberté
d’expression dans le contexte des croyances religieuses “ou dans un
autre” comme le rappelle à juste titre le paragraphe 53 de l’arrêt.

Dans le difficile équilibre à assurer en ces domaines où les
sensibilités religieuses et philosophiques sont confrontées à la
liberté d’expression, il importe que l’inspiration et l’interprétation
de la Convention européenne soient basées à la fois sur le pluralisme
et sur le sens des valeurs.

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE DE MEYER

(Traduction)

1. Il s’agit en l’espèce d’une restriction préalable pure et
simple, forme d’ingérence selon moi inadmissible dans le domaine de la
liberté d’expression.

Ce que j’ai écrit à cet égard, avec quatre autres juges, dans
l’affaire Observer et Guardian c. Royaume-Uni (1) vaut non seulement
pour la presse mais aussi, mutatis mutandis, pour d’autres formes
d’expression, notamment les films vidéo.
_______________
1. Arrêt du 26 novembre 1991, série A n° 216, p. 46.
_______________

2. Il est tout à fait légitime d’obliger les fournisseurs de
films vidéo à obtenir auprès de quelque autorité administrative un visa
précisant si leur film peut être diffusé dans le grand public ou
seulement auprès de personnes ayant atteint un certain âge et si, dans
ce dernier cas, il ne doit être distribué que dans certains lieux (2).
_______________
2. Article 7 de la loi de 1984 sur les enregistrements vidéo.
_______________

Bien entendu, toute décision prise par cette autorité doit être
raisonnablement justifiée et dénuée d’arbitraire. Elle doit, en cas
de contestation, faire l’objet d’un contrôle juridictionnel et elle ne
doit pas avoir pour effet d’empêcher le juge de décider, le cas
échéant, si l’oeuvre en question mérite ou non une sanction au regard
de la réglementation en vigueur.

3. Or le système de visas institué par la loi de 1984 sur les
enregistrements vidéo permet à l’Office britannique des visas
cinématographiques et à la commission de recours en matière de vidéo
de décider que certains enregistrements vidéo ne peuvent être classés
dans aucune des trois catégories (3) et peuvent dès lors faire l’objet
d’une interdiction absolue ab initio.
_______________
3. Article 4 de la loi.
_______________

C’est en fait ce qui s’est passé en l’espèce s’agissant du film
litigieux.

Cela va assurément trop loin.

4. Dans la mesure où le droit pénal sur le blasphème a été
enfreint par le requérant, je ferai remarquer que la nécessité de ce
genre de réglementation est très contestable.

Je serais plutôt enclin à dire avec M. Patten que, pour le
fidèle, “la puissance de ses convictions propres constitue la meilleure
armure contre railleurs et blasphémateurs” (4).
_______________
4. Voir le paragraphe 29 de l’arrêt.
_______________

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOHMUS

(Traduction)

1. Je ne peux pas souscrire à la conclusion de la majorité que
l’ingérence dans l’exercice du droit du requérant à la liberté
d’expression était “nécessaire dans une société démocratique”.

2. L’Office britannique des visas cinématographiques et le collège
de cinq membres de la commission de recours ont estimé que le requérant
commettrait le délit de blasphème s’il diffusait son film vidéo
Visions of Ecstasy (paragraphe 20 de l’arrêt).

3. Dans les affaires de restriction préalable (censure), il y a
ingérence par les autorités dans l’exercice de la liberté d’expression
même si les membres de la société dont elles cherchent à protéger les
sentiments n’ont pas réclamé l’ingérence. Celle-ci se fonde en effet
sur l’avis des autorités qu’elles comprennent bien les sentiments
qu’elles entendent protéger, mais l’avis réel des croyants reste une
inconnue. C’est à mon sens la raison pour laquelle nous ne pouvons pas
conclure que l’ingérence répondait à un “besoin social impérieux”.

4. Le droit sur le blasphème ne protège que les adeptes de la
religion chrétienne et, plus particulièrement, ceux de l’Eglise établie
d’Angleterre (paragraphe 28 de l’arrêt). Par conséquent, le but de
l’ingérence était en l’espèce de ne protéger que la foi chrétienne et
non d’autres croyances. Voilà qui, en soi, soulève la question de
savoir si l’ingérence était “nécessaire dans une société démocratique”.

5. Comme l’a toujours dit la Cour, les garanties consacrées par
l’article 10 (art. 10) valent non seulement pour des informations ou
des idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives,
mais aussi pour celles qui choquent ou inquiètent. Or il arrive
souvent que des impressions artistiques soient transmises par des
images ou des situations susceptibles de choquer ou d’inquiéter un
individu de sensibilité moyenne. A mon avis, les auteurs du film
litigieux n’ont pas dépassé la limite raisonnable au-delà de laquelle
on peut dire qu’il y a injure ou ridicule à l’égard d’objets de
vénération religieuse.

6. La majorité a estimé que, dans le domaine de la morale, les
autorités nationales disposent d’une grande marge d’appréciation. Or
précisément dans ce domaine, “les pays européens n’ont pas une
conception uniforme des exigences afférentes à “la protection des
droits d’autrui” s’agissant des attaques contre des convictions
religieuses” (paragraphe 58 de l’arrêt). La Cour opère des
distinctions au sein de l’article 10 (art. 10) lorsqu’elle applique sa
doctrine sur la marge d’appréciation des Etats. Pour certaines
affaires, la marge laissée est vaste, pour d’autres, plus réduite. On
voit mal toutefois sur quels principes se détermine l’ampleur de cette
marge d’appréciation.